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François Delarozière : « Ma motivation, c’est de produire de l’émotion »

by Ines Desnot

Cette saison, la Bibliothèque de Toulouse propose un fil rouge autour des imaginaires. Dans ce cadre, le public peut arpenter l’exposition « Bestiaire et Croquis » à la médiathèque José Cabanis, jusqu’en janvier 2025. Cette exhibition dévoile des croquis et maquettes de créatures chimériques, réalisés par François Delarozière et la compagnie La Machine. L’occasion d’échanger avec le directeur artistique sur les dessous de son travail de création.

François Delarozière © Fanny Poitevin / La Machine

Culture 31 : En 2018, vous aviez proposé l’opéra urbain « Le Gardien du Temple ». Le public a pu découvrir le second volet il y a quelques semaines. 1,2 million de spectateurs ont répondu présent. Face à un tel accueil, une telle foule, que ressentiez-vous ?

François Delarozière : C’était extraordinaire. La ville était rendue aux piétons, donc c’était quand même une configuration particulière. Le public était attentif, agréable, souriant, plein d’empathie… C’était très agréable. Et c’était une belle surprise, en trois jours, de réunir 1,2 million de personnes. On n’a jamais fait ça dans aucune ville.

Médiathèque José Cabanis

Pour ce deuxième opus, Astérion le Minotaure et Ariane la Grande Araignée ont étérejoints par Lilith, la Gardienne des Ténèbres.La femme-scorpion est le fruit d’une collaboration avec le Hellfest. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce partenariat ?

Il est né, il y a quelques années, de la volonté de la mairie de Nantes de se rapprocher du Hellfest. De faire un pont avec l’évènement et l’afflux des festivaliers dans la ville. Johanna Rolland, qui était jeune maire de Nantes, a donc invité les acteurs culturels à rencontrer le créateur du Hellfest, Ben Barbaud. Deux ans après, on s’est revus, et puis on a eu envie de faire quelque chose ensemble. Cette rencontre est tombée au moment où ils créaient un nouveau site avec une brasserie et un restaurant ; un espace public permanent sur le site du Hellfest ouvert à l’année, mais endormi. Puis chacun appréciait l’univers de l’autre.

C’est comme ça que ça qu’est née la Gardienne des Ténèbres, à la rencontre du festival, où je n’étais d’ailleurs jamais allé. J’ai donc appris à découvrir ce monde. Ma femme m’avait dit d’y aller, elle disait que c’était extraordinaire. Au final, j’y ai participé et je me suis rendu compte à quel point c’était un beau festival, avec beaucoup de respect et très tranquille même si c’est du metal. L’ambiance est incroyable, ce qui fait que j’y suis retourné deux ou trois fois. À l’issue de ces visites, j’ai dessiné la Gardienne des Ténèbres pour le Hellfest.

François Delarozière devant Lilith © Fanny Poitevin / La Machine

Depuis le 25 septembre 2024, votre livre « Chimères et autres animaux fantastiques » est disponible en librairie. Le public peut y découvrir les histoires derrière les animaux du bestiaire de la compagnie La Machine. Avez-vous l’impression de dévoiler une sorte de jardin secret ?

Oui et non. C’est une partie de mon travail qui est peu connue. J’ai fait énormément d’études pour des petites villes, des métropoles ou des gros évènements, autour de la potentielle construction de grandes machines, et ce dans le monde entier. Mais finalement, peu de projets aboutissent. Et chaque projet est nourri de l’expérience que me procure le site. Le lieu, sa grande histoire, son histoire plus récente… Quand je fais un projet pour une ville, je plonge dans l’étude du lieu, de ses légendes, de sa faune et sa flore. J’imagine une histoire et j’invente un personnage en essayant d’être ancré dans le territoire, nourri de cette rencontre avec le lieu. Je peux par exemple détourner une légende locale, comme à Mazamet avec la Montagne Noire, ou bien la culture occitane, les légendes celtes… À chaque fois, je vais chercher là-dedans pour créer mon ou mes personnages.

Au-delà de l’ancrage territorial, vos créatures sont souvent inspirées de la mythologie. Depuis quand la mythologie vous intéresse-t-elle ? Déjà enfant, les mythes vous passionnaient ?

C’est venu très tardivement. Plus précisément pour le dessin d’un centaure pour les Jeux équestres mondiaux à Caen en Normandie. On m’avait demandé une machine et j’avais dessiné un centaure qui devait ouvrir les jeux. Au final, ça ne s’est pas fait, ce qui m’a pas mal frustré. Mais par contre, en plongeant dans ce monde des chimères, j’ai un peu basculé. Parce que pendant les 20 années précédentes, j’ai observé la nature et les animaux pour ce qu’ils étaient et je dessinais des figures anthropomorphiques comme un rhinocéros qui ressemble à un rhinocéros, qui s’en inspire directement et ne déroge pas à la géométrie, aux volumes et à l’anatomie.

Avec les manèges, j’ai dessiné plus de 150 animaux et à un moment, ce n’est pas que j’avais fait le tour, mais je me suis naturellement dirigé vers cette possibilité de mélanger les êtres vivants. Et comme ça, on peut s’appuyer sur une histoire un peu plus symbolique. Prêter le caractère de l’un tout en l’associant au caractère de l’autre, et puis ça crée un troisième caractère, comme un croisement génétique. C’est ça qui est drôle avec les chimères, qui ont toujours existé dans l’humanité. Pour raconter des histoires en spectacle, c’est intéressant aussi.

Pour en apprendre encore davantage, le public peut retrouver l’exposition « Bestiaire et Croquis » à la médiathèque José Cabanis, depuis le 15 octobre 2024. Pensez-vous créer un plus grand lien avec le public en lui donnant un tel accès aux coulisses de la création ?

Oui, bien sûr. C’est complémentaire à l’expérience que l’on peut vivre quand on se retrouve face au Minotaure, à nos araignées géantes ou à Lilith. On a une émotion qui est particulière sur un temps donné, mais je considère que le théâtre débute dès le moment où on commence à construire dans l’atelier. Et nos ateliers sont souvent visibles et visitables. Pour moi, la construction, c’est déjà une sorte de théâtre incroyable. Rien que l’équipe, quand elle rentre dans l’atelier et qu’elle travaille sur ces machines immenses, avec tout un bestiaire qui est en train d’être sculpté, c’est un monde fascinant et féerique. Le partager avec le public, c’était une évidence.

La construction est un spectacle et le spectacle en lui-même est évidemment un temps fort. Mais avant tout ça, il y a le dessin, les maquettes et la conception sur ordinateur. Les conceptrices et concepteurs peuvent enrichir le projet avec leur sensibilité, et le rendre encore plus fort. C’est une histoire de construction collective, une aventure collective. À travers l’exposition et les dessins, on donne à voir ce qui est à l’initiative de l’aventure. Ce qui forme le socle, la première pierre.

© Fanny Poitevin

Vous l’avez évoqué, avant même l’étape du dessin, il y a aussi toute une phase d’étude de l’animal, d’observation de son anatomie et de ses mouvements. Au-delà de l’aspect créatif, il y a donc un côté scientifique.

Oui complètement, je parle de recherche. On fabrique des architectures en mouvement, mais quand on travaille pour une petite ville qui a perdu son fleuron industriel et qui se retrouve avec des kilomètres carrés de friche non habités, il faut aussi rentrer dans cette histoire avant de dessiner. Il faut que je rencontre les habitants – les anciens et les nouveaux – puis les commerçants, les politiques, les architectes, les urbanistes… Tous les acteurs locaux. Ça me permet de me faire une idée de ces lieux. J’appuie mon imaginaire sur cette représentation pour fabriquer quelque chose d’unique, en lien avec cet endroit.

machines opéra urbain
Le Minotaure symbolise l’attachement de Toulouse à son histoire, et son ouverture sur le monde artistique et technologique. © Inès Desnot

Toutes ces rencontres nourrissent donc votre travail avant même de poser votre crayon sur du papier.

Oui, je ne suis pas un artiste qui produit pour produire. Ce que je fais est toujours lié à une rencontre avec des lieux et des gens, avec l’idée que quelque chose est constructible derrière. C’est un peu ce qui fait la particularité de ce travail. Sauf quand on construit des machines qui dessinent ou peignent à notre place, comme c’est le cas actuellement à la Halle.

Pour en revenir au dessin, quelle est l’étape la plus déterminante lors de la réalisation d’un croquis ?

Le dessin, c’est un processus. C’est une écriture qui a sa forme de spontanéité. Quand on démarre, on ne sait pas comment ça va finir. Un trait va générer le trait suivant, puis on va s’arrêter et regarder. Ce que nous renvoie le dessin va conditionner le geste qui va venir derrière et parfois ça part dans des directions que je n’avais pas du tout anticipées et sur lesquelles je ne m’étais pas documentées, ce qui m’oblige à me re-documenter. C’est ça qui est fascinant. C’est vraiment un processus. Ce qui est important, c’est d’avoir de l’énergie dans le trait et qu’elle se transmette dans le dessin, pour que la planche soit porteuse d’émotions. C’est le propre de l’humain.

LE MINOTAURE – croquis © François Delaroziere

Le public de l’exposition retrouvera non seulement des dessins à l’origine de machines, mais aussi des dessins qui existent pour eux-mêmes, hors production de spectacle. Votre rapport à ces œuvres est-il plus décomplexé comme elles ne comportent pas le même enjeu ?

Oui, ce n’est pas le même dessin. Si je dessine pour une machine et pour l’équipe qui va réaliser cette machine, c’est un peu comme une écriture. Des hiéroglyphes qui vont nourrir le geste et la construction. Si je dessine simplement pour l’observation de la nature, là, c’est un dessin qui est plus sur le moment, qui ne demande pas spécialement de documentation. C’est un peu plus frais, un peu plus libre. Mais les deux me plaisent !

Enfin, quelle est votre plus grande motivation dans votre travail ? Faire rêver le public ?

Ma motivation, c’est de produire de l’émotion. Créer des perturbations émotionnelles dans l’espace public. C’est ce qui m’intéresse le plus, cette confrontation à la ville, aux espaces partagés par tous, et d’aller à la rencontre d’un public qui est complètement hétéroclite, de toutes croyances, de toutes religions. En fait, j’aime aller à la rencontre de la vraie vie, quand le théâtre s’exprime dans l’espace public, là où on est en prise avec notre vraie vie. Je n’aime pas trop ces lieux dans lesquels on rentre pour oublier son quotidien. J’aime quand le quotidien fait partie de l’œuvre et j’aime aussi la gratuité, même si rien n’est jamais gratuit, parce que ça passe par l’impôt.

Pour résumer, vous préférez l’art qui rend le quotidien plus beau à l’art qui fait oublier le quotidien.

Je suis pour que la vie soit une grande pièce de théâtre joyeuse, et que l’art inonde nos vies et nos maisons.

Propos recueillis par Inès Desnot


Médiathèque José Cabanis

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