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Tugan Sokhiev et les Wiener Philharmoniker s’emparent de Tchaïkovski

by Bruno del Puerto

Deuxième partie du concert, après le Shéhérazade de Nikolaï Rimski-Korsakov, ce sera la symphonie n° 4 du plus célèbre des compositeurs russes romantiques du XIXè siècle.

Piotr Ilyitch Tchaïkovski

Piotr Ilyitch Tchaïkovski : « Qu’adviendra-t-il de cette symphonie ? Restera-t-elle vivante encore longtemps après que son auteur aura quitté cette terre, ou sombrera-t-elle aussitôt dans le gouffre de l’oubli ? Je ne sais, mais je sais que pour l’instant, je suis capable de voir les défauts de mon dernier né .Et je suis de plus en plus persuadé que du point de vue de la facture et de la forme, elle représente un pas en avant dans mon évolution. »

Symphonie n°4 en fa mineur, op. 36
Elle est dédiée “à mon meilleur ami“ (en réalité à sa protectrice et confidente Nadejda von Meck)
Première audition le 10 février 1878 à Moscou. Nikolaï Rubinstein dirige – succès mitigé
À Saint-Pétersbourg le 25 novembre. Napravnik dirige. Elle est triomphalement accueillie. Le Scherzo est bissé.

I. Andante sostenuto – Moderato con anima – Moderato assai, quasi Andante – Allegro con anima – Allegro vivo ∞ 18’
II. Andantino in modo di canzona – Moderato assai, quasi andante – Allegro vivo ∞ 9’
III. Scherzo – Pizzicato ostinato – Allegro ∞ 5’
IV. Allegro con fuoco ∞ 9’
Durée moyenne ∞ 40’à 45’

Nomenclature orchestrale :
2 flûtes – piccolo – 2 hautbois – 2 clarinettes – 2 bassons – 4 cors – 2 trompettes – 3 trombones – tuba – timbales – percussion – cordes.

Tugan Sokhiev © Marco Borggreve

En moins d’un mois, la Quatrième fut achevée. L’assiduité et la concentration permirent au compositeur de surmonter les difficultés qu’il rencontrait et le tenaillaient. « Jamais encore, aucune de mes œuvres d’orchestre ne m’avaient coûté autant de peine, mais peu à peu, j’y ai pris goût, et maintenant j’ai du mal à m’arracher à mon travail. Je peux me tromper, mais il me semble que cette symphonie est une œuvre exceptionnelle et qu’elle est ce que j’ai fait de mieux jusqu’à présent. Je puis maintenant me consacrer à mon travail en ayant conscience que l’ouvre qui sort de ma plume ne sera pas destinée à l’oubli. »

À madame von Meck, bienfaitrice ? et dédicataire. « Vous me demandez si cette symphonie possède un programme précis ? Je vous répondrai – aucun. Mais en fait, il est difficile de répondre à cette question. Comment exprimer ces sensations indéfinies par lesquelles on passe lorsqu’on écrit une œuvre instrumentale sans sujet précis ? C’est un processus purement lyrique. C’est la confession musicale de l’âme qui est passée par beaucoup de tourments et qui par nature s’épanche dans les sons, de même qu’un poète lyrique s’exprime par des vers. Il y a bien un programme dans notre symphonie, c’est-à-dire la possibilité d’expliquer verbalement ce qu’elle cherche à exprimer, et à vous, à vous seule je puis et je désire indiquer sa signification, à la fois dans l’ensemble et dans le détail. Naturellement, je ne puis le faire qu’à grands traits. »

La lettre dont des extraits vont suivre constitue un exemple à peu près unique dans l’histoire de la musique, d’une importance capitale pour comprendre, et la Quatrième, et bon nombre d’autres de ses œuvres.

Wiener Philharmoniker © Lois Lammerhuber

I.  Andante sostenuto-Moderato con anima: La fanfare est lancée aux quatre cors plus bassons dans le registre aigu. Puis, c’est au tour des trombones et tuba, puis bois et trompettes. Dans ce mouvement, le compositeur aura le souci de donner la parole à tous les timbres de l’orchestre. « L’introduction est le germe de toute la symphonie. Son idée principale, c’est le fatum, un terme créé par Robert Schumann, cette force inéluctable qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur, qui veille jalousement à ce que le bien-être et la paix ne soient jamais parfaits et même sans nuages, qui reste suspendue au-dessus de notre tête comme une épée de Damoclès et empoisonne inexorablement et constamment notre âme. Elle est invincible et nul ne peut la maîtriser. Il ne reste qu’à se résigner à une tristesse sans issue. »

C’est le thème plaintif porteur de toute la détresse et de toutes les amertumes imaginables, une valse triste, un rythme typique du “sanglot tchaïkovskien“. Vous repèrerez facilement un mouvement descendant, la spirale dépressive, s’opposant à une remontée qui n’est qu’intensification de la plainte. Une écriture qui n’est pas sensée traduire une seule once de joie, pas même l’esquisse juste d’un sourire. « Ce sentiment sans joie et sans espoir se fait de plus en plus fort et brûlant. Ne vaut-il pas mieux se détourner de la réalité et s’adonner au rêve ? » Égrené à la clarinette, toute de légèreté et de mystère, c’est le second thème évoquant le rêve-refuge.

« Ô joie ! Au moins a-t-on vu apparaître en rêve un peu de douceur et de tendresse. Une image humaine bienfaisante et lumineuse passe comme un éclair et nous invite à la suivre. Quel bonheur ! L’obsédant premier timbre de l’allegro ne s’entend maintenant que de loin. Mais les rêves ont peu à peu envahi toute l’âme. Tout ce qui était sombre et triste est oublié. Le voilà, le voilà, le bonheur. »

Le quatrième exemple cité est celui du bien-être procuré par la rêverie. Mais la victoire est illusoire. Un stringendo (en accélérant) a tôt fait de renverse rla tendance. Le thème de l’angoisse revient crescendo aboutissant au fracassant fortissimo de la sonnerie…

« Non ! Ce n’étai que des rêves et le fatum nous en réveille. »

« Et c’est ainsi que toute la vie humaine n’est qu’une alternance perpétuelle entre une réalité pénible et des rêves de bonheurs fugitifs. Il n’y a pas de havre de paix. Il faut naviguer sur cette mer jusqu’à ce qu’elle vous saisisse et vous engloutisse dans ses profondeurs. » Voilà approximativement le programme du premier mouvement qui se termine dans un état de tension poussée à son paroxysme.

Nadezhda Von Meck

II.  Andantino in modo di canzona. Le hautbois, sur fond de pizzicatos, récite une mélodie triste se balançant doucement, reprise par le violoncelle…

« Le deuxième mouvement de la symphonie exprime une autre phase de  l’angoisse. C’est cet état mélancolique que l’on peut éprouver le soir lorsqu’on est seul, fatigué après le travail. On a pris un livre mais il vous est tombé des mains. On est assailli par un essaim de souvenirs. On est à la fois triste devant tant de choses qui ont lieu et sont maintenant révolues, mais on prend aussi plaisir à évoquer la jeunesse. On regrette le passé, mais on n’a pas envie de recommencer à vivre. On est fatigué par la vie. C’est agréable de se reposer et de faire une rétrospective. On a réveillé beaucoup de souvenirs. Il y avait eu des minutes de joie où la vie apportait des satisfactions. Il y avait aussi des moments pénibles des pertes irréparables. Mais tout ceci est loin, dans un passé dans lequel on se replonge avec tristesse mais aussi avec délices. »

III. Scherzo. Pizzicato ostinato. Allegro.

C’est une des pages parmi les plus étonnantes de l’écriture symphonique. Rappelons certaines indications appuyées, relevées sur le manuscrit : « Flauti, piccoli, oboi, clarinetti, fagotti, corni, trombe, tromboni, timpani, tacent » : pour ce dernier, on a compris soit : on se tait. Aux cordes seules de se distraire.

Le contraste est frappant avec la deuxième partie notée meno mosso. Un thème de chansonnette volontairement vulgaire est siffloté aux bois, successivement. Et, « violino I, violino II, cello, alto et cb, tacent. »

Après les cordes et les bois, c’est au tour des cuivres et percussions de scander une marche militaire.

La coda verra se superposer les trois thèmes et les trois groupes. En concert, visuellement, c’est surprenant, original et magnifique à la fois.

« Ce troisième mouvement n’exprime pas de sentiments définis. Ce sont des arabesques capricieuses, des images insaisissables, qui passent dans l’imagination lorsqu’on entre dans la première phase de l’ivresse. On ne se sent pas gai, mais pas trop triste non plus. On laisse libre cours à l’imagination qui s’est mise à tracer d’étranges dessins. Parmi eux, on reconnaît soudain une scène de moujiks légèrement éméchés, et une chanson de rue. Puis, un défilé militaire passe quelque part dans le lointain. Ce sont des images totalement incohérentes qui passent dans la tête lorsqu’on s’endort. Elle n’ont rien à voir avec la réalité : elles sont étranges, absurdes et décousues. »

La Trinité – Andrei Rubyov – 1425-1427

Finale : Allegro con fuoco.

Le thème présent dans ce dernier mouvement est bien celui que l’on retrouve dans une chanson russe très connue et qui s’intitule : Un bouleau se dressait dans le champ.

Le compositeur nous raconte : « Quatrième mouvement : Si tu ne trouves aucun motif de joie en toi-même, regarde vivre les autres. Va dans le peuple. Regarde comme il  sait s’amuser, en s’adonnant aux sentiments d’une joie sans partage. C’est le tableau d’une grande fête populaire. Mais, as-tu à peine cesser de penser à toi et t’es-tu laisser captiver par le spectacle du bonheur d’autrui que l’implacable fatum revient et se rappelle à ton souvenir. Mais les autres n’ont que faire de toi. Ils ne se sont pas même retournés, ne t’ont pas regardé, et ne se sont pas aperçus que tu étais triste et solitaire. Ô, comme ils sont heureux de leurs sentiments simples et spontanés. Quant à toi-même, alors ne dis pas que tout est triste en ce monde. Il existe des joies simples mais fortes. Réjouis-toi de la joie des autres. On peut quand même vivre. »

Quant au généreux fortissimo du finale, est-il sensé traduire l’éclat outré du joyeux laisser-aller ambiant, ou bien l’intensification de l’angoisse de Piotr ?

« Voilà. Voilà tout ce que je puis vous expliquer à propos de cette symphonie. Évidemment, c’est vague et incomplet. Mais la propriété de la musique est précisément de défier toute analyse détaillée. » « Là où s’arrêtent les mots, commence la musique. » disait le poète Henri Heine. « C’est la première fois de ma vie que je me trouve à expliquer avec des mots et des phrases, des pensées et des images musicales. Je n’ai pas su le faire convenablement. J’étais terriblement cafardeux l’hiver dernier, lorsque j’écrivais cette symphonie, et elle reflète fidèlement tout ce que j’ai ressenti. Ce sont des souvenirs généraux sur la violence et l’effroi des sensations éprouvées. »

« Qu’adviendra-t-il de cette symphonie ? Restera-t-elle encore longtemps après que son auteur aura quitté cette terre, ou sombrera-t-elle aussitôt dans le gouffre de l’oubli ? Je ne sais, mais je sais que pour l’instant, je suis capable de voir les défauts de mon dernier-né. Et je suis de plus en plus persuadé que du point de vue de la facture et de la forme, elle représente un pas en avant  dans mon évolution. »

Sokhiev dirige les Wiener à Toulouse, un concert événementiel

Michel Grialou

Les Grands Interprètes
samedi 18 mars 2023
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