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Se laisser traverser par la musique avec «Sentinelles»

by Ines Desnot

« Sentinelles », spectacle mis en scène par Jean-François Sivadier, présente le parcours de trois virtuoses du piano : Mathis, Swan et Raphaël. Des artistes aux visions artistiques antagoniques, pourtant liés par une très forte amitié. Leur histoire sera racontée sur les planches du Théâtre Sorano du 1er au 3 février prochains. À cette occasion, Culture 31 a rencontré l’initiateur de ce récit théâtral et musical.

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Jean-François Sivadier © Jean Louis Fernandez

Culture 31 : « Sentinelles » mêle théâtre et musique. Qu’est ce qui vous plaît dans cette alliance ?

Jean-François Sivadier : Deux des spectacles que j’ai écrit, « Italienne, scène et orchestre » et « Sentinelles », parlent effectivement de musique, mais surtout de théâtre, en filigrane. Tout ce que je dis sur la musique, ce sont des choses que l’on pourrait appliquer au théâtre. Comme je suis un fou de musique et que je cherche toujours la musicalité sur le plateau, la langue partagée par les acteurs devient assez rapidement une partition. Quel que soit le texte que je monte d’ailleurs. C’est ça qui me plaît. Après, pourquoi on aime la musique ou le théâtre, c’est une question très vaste.

On retrouve d’ailleurs des œuvres de Bach, Chopin, Rachmaninov et autres compositeurs reconnus au cours du spectacle. Comment avez-vous procédé au choix des musiques ?

On entend en effet énormément de musique dans « Sentinelles ». Pour certaines, je me disais qu’il fallait absolument qu’elles soient dans le spectacle. Entre autres les « Variations Goldberg » de Bach. Car le spectacle est très librement inspiré d’un roman de Thomas Bernhard, « Le Naufragé », et dans ce roman, Glenn Gould, qui est l’un des trois personnages, joue les «Variations Goldberg ». Ce lien avec le récit de Thomas Bernhard était important pour nous. Il y a donc des choix qui se sont imposés assez vite. Beaucoup de Chopin aussi, car c’était un maître du piano.

Et puis des choix de goût. Il y a des musiques que l’on a essayées pendant les répétitions, auxquelles on a renoncé. D’autres que l’on a choisi de manière un peu arbitraire. Mais enfin, ce que l’on voulait aussi, c’est que chacun des pianistes puisse avoir son compositeur favori. Pour Mathis, c’est Bach. Pour Swan, c’est Chopin. Et pour Raphaël, c’est Chostakovitch. Vraiment trois univers totalement différents. C’était aussi une façon de montrer les différences des trois personnages.

Comme vous l’avez dit, le récit tissé par votre spectacle est inspiré du livre «Le Naufragé» de Thomas Bernhard. De votre côté, vous avez choisi de nommer votre spectacle «Sentinelles», pourquoi ?

Il y a une explication à un moment donné dans le texte, donc je n’ai pas envie de trop l’expliquer. Du reste, « Sentinelles », c’est un mot qui me faisait penser à la position d’un artiste. Parce qu’une sentinelle, c’est quelqu’un qui se tient sur une frontière entre deux espaces, dont un qu’il défend, qu’il protège, et un autre qui est devant lui, totalement inconnu, qui offre la possibilité d’une menace ou d’un espoir. Voilà, une sentinelle, c’est quelqu’un d’immobile entre deux espaces. Ça me semblait une façon de parler de la figure de l’artiste.

Vous l’avez évoqué, « Sentinelles » retrace le parcours de trois personnages, Mathis, Swan et Raphaël. Trois prodiges du piano. Vous avez choisi Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerroukipour camper ces rôles. Qu’est ce qui vous a séduit chez eux ?

D’abord, j’ai déjà travaillé avec eux, je les connais depuis très longtemps. Ce qui m’a séduit, c’est une chose que je n’avais pas vraiment prévue. Ils sont vraiment tous les trois très différents comme acteurs, et en même temps s’entendent très bien, dans tous les sens du terme. Sur le plateau, ça fait un trio formidable parce qu’ils sont tous différents mais racontent vraiment la même histoire. Ils se répondent comme des musiciens de jazz qui joueraient chacun d’un instrument différent et qui s’accorderaient parfaitement. Je ne l’avais même pas prévu à quel point ça serait harmonieux le rapport entre eux.

Sentinelles © Jean Louis Fernandez

Les personnages se rencontrent à l’adolescence et, dès lors, ne se quittent plus. Jusqu’à une séparation mystérieuse, dans le contexte d’un concours international, qui durera pour toujours. Quelle réflexion offre cette dislocation du groupe sur l’accomplissement d’un artiste ?

C’est au public de se poser la question. Je n’apporte pas de commentaire, je montre juste une histoire. Cependant, cette séparation a aussi été inspirée par le roman. Puisqu’il s’agit aussi de trois pianistes très unis qui vont, à un moment donné, se séparer, même si Thomas Bernhard n’appuie pas énormément là-dessus. En tous cas, le fait est qu’ils ne se voient plus à un moment du roman. C’est une manière de montrer la fin de quelque chose qui a été très fort. Ils prennent tous les trois une direction complètement différente dans leur apprentissage de la musique et sont condamnés à suivre cette voie qui est différente de celle des deux autres.

Il y en a un qui pense que l’art est avant tout un geste politique dirigé vers les contemporains, que chaque œuvre d’art doit – dans le meilleur des cas – porter un message. C’est Raphaël. Il y en a un qui pense que l’art n’a rien à voir avec la politique mais doit être un chemin vers la beauté, vers la transcendance, donc il y a un rapport très émotif à ce qu’il joue. C’est Swan. Et puis Mathis pense que l’art n’a rien à voir ni avec la beauté, ni la politique, mais doit être une aventure personnelle de l’artiste. Une aventure introspective. Mais pourtant ils sont tous très amis et comprennent que les autres possèdent quelque chose qui leur manque. Les trois s’admirent mutuellement et sont en même temps sur des chemins vraiment différents.

Comment ces questionnements sur la musique arrivent-ils à faire écho du côté du public ?

L’histoire pourrait ressembler à une grande conversation entre trois personnes, qui pourrait durer toute une vie. Le quatrième protagoniste, c’est le public. Beaucoup de spectateurs nous on dit qu’ils avaient l’impression d’être avec les acteurs sur le plateau en train de discuter avec eux. Puisqu’ils ont tous les trois raison, mais qu’ils ne sont pas d’accord. Les jeunes spectateurs qui viennent, même ceux qui n’ont aucun rapport avec la musique ou le théâtre, se sentent très concernés par les questions qu’ils se posent.

Car, à partir du moment où les personnages se questionnent sur la manière d’exercer leur art, ils se posent des questions sur leur vie, leur façon de l’envisager. Beaucoup de questions que se posent les ados aujourd’hui. Et ça, ça nous a vraiment surpris. On ne savait pas que ça pouvait toucher à ce point les gens. Même des personnes beaucoup plus âgées jouissent du spectacle, car elles entendent de la musique, une réflexion sur la musique et sur l’art.

© Jean Louis Fernandez

Votre mise en scène est particulièrement rythmée. Elle comprend de la danse, en plus de la musique. Que vient ajouter cette discipline à l’équation scénique ?

La danse ne vient pas ajouter quelque chose mais montrer le jeu du piano. On a très tôt décidé qu’il n’y aurait pas de piano sur le plateau. Parce que les comédiens ne sont pas pianistes. Et puis aussi parce que lorsqu’on regarde un grand pianiste, on ne regarde jamais le piano mais la personne. Donc c’est une façon de montrer cette chose là. Et comme ils deviennent de plus en plus virtuoses, il y a quelque chose qui se passe avec le corps dans le spectacle. Le jeu du piano commence par un jeu très simple à partir de leurs mains, et puis tout à coup les corps vont se lever. Quand ils vont passer le concours, en poussant cet aspect, ça devient de la danse. La façon dont ils se laissent traverser par la musique est vraiment un travail de comédien. On ne voulait pas que ce soit un travail de musiciens mais de comédiens qui se rêvent eux-mêmes comme de grands pianistes.

Donc les corps eux-mêmes deviennent des instruments ?

Oui. D’ailleurs il y a une chose de Glenn Gould qui dit, dans une interview, que son rêve est de devenir le piano lui-même. Devenir la musique elle-même. Qu’il n’y ait même plus d’intermédiaire entre lui et la musique. C’est un peu un hommage à Glenn Gould ce que l’on fait dans le spectacle finalement.

Que diriez-vous aux Toulousains, mélomanes ou non, pour les enjoindre à venir découvrir « Sentinelles » au Théâtre Sorano ?

C’est un spectacle qui a énormément marché auprès du public, toutes les formes de public. Il y a même des enfants qui sont venus. C’est un spectacle totalement accessible, pas du tout élitiste. Il s’adresse en même temps à des gens qui ne sont jamais allés au théâtre, à ceux qui connaissent très bien la musique… À tout le monde.

Propos recueillis par Inès Desnot

Du 1er au 3 février 2023

Théâtre Sorano / Billetterie

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