Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Le déjeuner de Colombey de Christophe Tardieu
Août 1970, le général de Gaulle convoque en grand secret George Pompidou à venir déjeuner à Colombey-les-deux-Eglises. De Gaulle a quitté de lui-même ses fonctions de chef de l’Etat un an plus tôt après le référendum perdu sur la décentralisation et la rénovation du Sénat. Dans la foulée, l’ancien Premier ministre George Pompidou, démissionnaire en juillet 1968, est élu lors de la présidentielle anticipée de juin 1969. Les deux hommes se retrouvent donc pour cet étrange rendez-vous que Christophe Tardieu met en scène dans le roman Le déjeuner de Colombey qui vient de sortir.
Entre de Gaulle et Pompidou, l’affaire Markovic – rumeur impliquant Claude Pompidou via des photographies grossièrement falsifiées après l’assassinat de Stevan Markovic, garde du corps d’Alain et Nathalie Delon – a laissé des traces. Alors Premier ministre, Pompidou souffrit du silence et de l’attentisme du général tandis que certains gaullistes colportaient les ragots mettant en cause les mœurs de son épouse. Est-ce une tentative de réconciliation que de Gaulle esquisse à travers ce déjeuner ? Ou bien y a-t-il d’autres raisons à ces drôles de retrouvailles ?
Toute une époque
Avec son premier roman, Christophe Tardieu – secrétaire général de France 2, auteur de plusieurs ouvrages dont l’un consacré au voyage du général de Gaulle au Québec en 1967 – revisite tout un pan de l’histoire du gaullisme et par là même de notre histoire. La France Libre, la Résistance, la collaboration et l’épuration, la guerre d’Algérie et la décolonisation, la Vème République et ses institutions, les relations internationales, le présent et l’avenir de la France défilent au gré de la conversation entre les deux hommes. Leurs échanges tiennent à la fois du duel à fleurets mouchetés, de la franche explication, de la confession amicale sans que le trait ne soit forcé. L’auteur connaît son sujet sur le bout des doigts et fait partager son érudition avec un sens de la pédagogie qui exclut le didactisme. Les dialogues et les répliques fusent. Le souci du vraisemblable épouse le goût du jeu.
Ainsi, à l’occasion, le romancier s’amuse (de même que le lecteur) et prête à ses personnages des propos d’une prescience rare : « donnez le pouvoir à des ingénieurs de l’Equipement et ils vous mettront des ronds-points partout sur les routes, à des juristes et ils vous pondront des textes exposant que respirer est dangereux, à des médecins et ils vous mettront la population entière sous quarantaine au premier rhume. » D’autres passages ne sont pas subliminaux : « Si vous n’avez pas la majorité, dans ce cas le pays sera ingouvernable, retombera dans les pires errements de la IVème République avec censure du gouvernement et désordre à l’appui. Dans cette hypothèse, la seule solution politique possible pour le président de la République, conforme au respect du suffrage universel qui est la base de tout, et à l’intérêt de la France, est de démissionner. » Ailleurs, le général ironise sur l’hypothèse qu’un jour nous soyons gouvernés par « un président normal », ce qui représenterait « un immense risque car la France est un trop grand pays pour supporter cela. »
Alternant petits faits vrais, grands moments et imagination, Le déjeuner de Colombey ne verse pas dans l’hagiographie, n’occulte pas les sujets qui fâchent (notamment l’abandon des harkis) et Pompidou ne s’en laisse pas compter par le grand homme. Beaucoup apprendront des aspects méconnus (les liens entre l’OAS et la CIA, les raisons du voyage au Québec et du fameux discours adressé aux Français du Canada abandonnés par nos rois…) au fil de ce texte dont le dénouement réserve une surprise. C’était de Gaulle, c’était Pompidou. Toute une époque…
Le déjeuner de Colombey • Albin Michel